Feuille de route 34 - le colibri laotien et la tortue
Vous souvenez-vous de la fable du colibri (1) ? En voulant éteindre, goutte après goutte, un incendie, ce petit oiseau nous signifiait que chacun doit faire ce qui est en son pouvoir pour « accomplir son devoir ». Le symbolisme de cette allégorie m’est revenu en mémoire lorsque, de passage au Laos, un ami qui y a pris sa retraite, Jean-Philippe, m’a conté une histoire qui commence avec une tortue…
• une tortue et une ONG
Fin 1991. Jean-Philippe se rend, à titre touristique, au Laos. Il tombe immédiatement sous le charme de ce pays et surtout de ses habitants. Mais alors qu’il s’apprêtait à repartir en France pour y reprendre son travail, le hasard l’amène à passer en Asie “les six plus belles années de sa vie”. La veille de son retour, en effet, un accident de moto le contraint à un séjour forcé en établissement de soins. Alors qu’il était encore hospitalisé, la représentation diplomatique française l’informe de ce qu’un emploi correspondant à ses compétences était disponible à Vientiane, capitale du Laos. Ce fut là le point de départ d’un parcours professionnel fort diversifié de plusieurs années en Asie du sud-est qui lui permit, entre autres, d’acquérir une parfaite maitrise de la langue laotienne. Et ce n’est que de nombreuses années plus tard qu’il réintégrera son administration française d’origine, mais avec toujours l’espoir de revenir au Laos. Ce qu’il réalisera, en janvier 2010, l’âge de la retraite venu.
Un jour de l’automne 2010, il est invité à assister à la fête organisée chaque année par une association laotienne. L’objet de cette ONG (2) est de prendre en charge, hors des périodes scolaires, des jeunes non ou mal insérés socialement et familialement. Elle leur propose, entre autres, des activités manuelles. Celles-ci permettent notamment de fabriquer des objets vendus lors de la fête annuelle de l’association. Ainsi, passant devant un stand, l’attention de Jean-Philippe est attirée par une « arche de Noé » : une reproduction d’animaux faits de petits galets collés et peints. Mais son regard, amusé, s’arrête surtout sur le manège d’un jeune garçon dont le regard alterne entre les quelques billets chiffonnés qu’il tient dans sa main et une reproduction de tortue qui semble le fasciner…
Après de multiples hésitations, le gamin jette un ultime regard à la tortue et s’éloigne du stand, les yeux toujours rivés sur l’objet de ses rêves.
-« combien te manque-t-il ? « lui demande alors Jean-Philippe
- « je n’ai que 3 000 kips (25 centimes). La tortue en coûte 10 000 (80 centimes) (3) » lui répond le jeune garçon.
Difficile, voire impossible, à un « falang »(4) de rester insensible à la possibilité de réaliser le rêve d’un enfant. Jean-Philippe lui remet alors l’appoint et s’éloigne du stand.
Un quart d’heure plus tard, Jean-Philippe repasse devant le stand..pour découvrir que la tortue est toujours là. Le responsable de la vente répond, à son interrogation, que l’enfant, après son départ, avait recompté attentivement son argent et était reparti. Aussi, retrouvant le gamin un peu plus tard parmi les autres stands, Jean-Philippe lui demande, avec un regard légèrement courroucé, des explications.
-« j’ai préféré garder l’argent que tu m’as donné pour acheter à manger pour ma famille. C’est plus important que d’acheter un cadeau » lui répond Vixay.
-« c’est qui ta famille ? »
- « je vis avec mon grand-père et ma petite sœur. Il a 70 ans, mais il est infirme. Il ne peut plus bouger. Ma petite sœur a 9 ans et moi, j’en ai 13 »
-« et tes parents ? »
- « mon père est mort et ma mère est en Thaïlande pour essayer de trouver un travail »
- « où habites-tu ? »
-« dans un village, à 25 km. de Vientiane »
-« comment es-tu venu à cette fête ? »
-« notre institutrice y emmène les meilleurs élèves de sa classe.. et comme je suis souvent le premier, j’ai pu venir »
Rasséréné, Jean-Philippe s’apprête alors à regagner son logis lorsque la Présidente de l’association l’invite à assister à l’Assemblée générale de l’association qui, traditionnellement, clos cette fête. Alors que les travaux allaient commencer, il a la surprise de voir Vixay pénétrer dans la salle de réunion, monter à la tribune et demander : « je voudrais le numéro de téléphone du falang (4) qui m’a donné un peu d’argent ».
De bonne grâce, Jean-Philippe s’exécute. Mais, au fond de lui-même, il est persuadé qu’il n’entendra plus jamais parler de Vixay.
• deux mois plus tard
Deux mois plus tard, alors qu’il ne garde plus en mémoire qu’un vague souvenir de cette journée et de cette rencontre, Jean-Philippe reçoit un appel téléphonique :
-« bonjour.. c’est Vixay…tu te rappelles de moi .. pourquoi ne viens-tu pas me voir ? »
- « d’accord.. je passerai dans ton village dans une quinzaine… N’oublie pas de prévenir ton institutrice »
Le jour dit, Jean-Philippe arrive au village du gamin, accompagné d’une rumeur alors qu’il parcourt les ruelles du lieu : « c’est le papa de Vixay !». Il découvre l’environnement du garçon et de sa jeune sœur : un habitat sommaire et un grand-père grabataire. Ils tirent quelques ressources de la location d’un champ familial loué à des fermiers voisins. Une tante assure l’alimentation de la « famille ». L’institutrice veille à ce que les deux enfants bénéficient d’une scolarité la plus « normale » possible. Quant à la mère des enfants, elle aurait été arrêtée en Thaïlande, emprisonnée et condamnée à une longue peine pour trafic de stupéfiants.
Après s’être assuré que les enfants et le grand-père puissent être nourris normalement pendant quelque temps, Jean-Philippe repart à Vientiane après avoir, toutefois, refusé de céder aux sollicitations de la tante et des voisins qui souhaitaient qu’il emmène les deux enfants avec lui. Il promet toutefois à tous de « revenir prochainement ».
En réalité, Jean-Philippe avait un projet en tête : revenir au village, un mois plus tard, pour le Bun Phavet (5), cette fête qui, vers la mi-janvier, célèbre, pendant trois jours, l’avant dernière réincarnation de Bouddha. Il achète quelques cadeaux pour Vixay et sa famille, mais aussi pour les enfants du voisinage et, le jour prévu, se met en route, sans avoir toutefois annoncé sa visite, espérant ainsi créer la surprise. Arrivé à l’entrée du village, il compose le numéro du portable de la tante de Vixay. Le gamin, en pleurs, lui annonce alors que son grand-père vient de mourir, le matin même..
Jean-Philippe est alors invité à participer au « conseil de famille » qui doit décider des modalités de l’enterrement du grand-père. La tante souhaite que le terrain familial soit vendu pour « pouvoir organiser de bonnes funérailles pour le karma du défunt ». Jean-Philippe s’y oppose car, alors, les deux enfants se retrouveraient sans ressources. Il propose de prendre en charge financièrement la crémation du grand-père..et de restreindre les dépenses en nourriture et boissons liées à la « fête » qui accompagne tout deuil.
Jean-Philippe rentre ensuite à Vientiane et y reprend ses activités coutumières. Quelques semaines plus tard, il est réveillé à sept heures par l’appel de son nom en provenance de la ruelle qui longe sa maison : « Jean-Philippe…Jean-Philippe … ». Il découvre alors un jeune moine, drapé dans des habits orange de novice… C’est Vixay.
-« que fais-tu ici ?« lui demande Jean-Philippe
-« j’ai été chargé d’accompagner le Vénérable de la pagode à l’hôpital de Vientiane ce matin »
-« tu es novice ? »
- « après le décès de mon grand-père, j’ai été placé au monastère du village et ma famille souhaite que j’y reste jusqu’à la fin de mes études. Ma petite sœur, elle, est restée chez ma tante »
- « tu n’attends pas le Vénérable à l’hôpital ? »
- « j’irai le revoir tout à l’heure, mais…je n’ai pas mangé ce matin»
Tout en avalant sa soupe de riz que vient de lui acheter au marché voisin Jean-Philippe, Vixay parle de sa vie au monastère. Certes, comme tout Asiatique, il ne se plaint guère des coups du sort, mais chacun peut facilement deviner dans ses réponses qu’il n’est guère satisfait de son sort :
-« alors, ça se passe bien à la pagode ? »
- « oui, mais, j’ai beaucoup de choses à y faire »
- « c’est-à-dire ? »
- « je dois accompagner les moines à toutes les cérémonies de la pagode : mariages, obsèques et surtout à beaucoup de célébrations…je n’ai pas beaucoup de temps pour aller à l’école »
- « tu n’es plus le premier ? »
- « le mois dernier, j’ai été 35ème sur 36…et puis, il y a un moine qui se moque de moi tout le temps.. il n’est pas gentil avec moi.. »
L’après-midi, Jean-Philippe et Vixay se rendent à l’hôpital pour rendre visite au Père Abbé hospitalisé et le soir, le jeune novice repart pour son village avec le vieux moine après avoir fait promettre à Jean-Philippe que celui-ci viendrait le revoir.
Se rendant récemment au village du jeune garçon, Jean-Philippe a proposé à la tante des enfants et à l’institutrice du village d’envoyer Vixay dans une autre pagode située à Vientiane. Il aurait alors, dans cette hypothèse, la possibilité d’aller régulièrement à l’école, proposition qui a aussitôt enchanté l’intéressé.
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Tant que nos sociétés abriteront des colibris, elles peuvent garder confiance en l’avenir.
Jean-Michel GALLET
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(1) Voir la feuille de route 31 : « le colibri, le Cambodge et les ONG »
(2) ONG : organisation non gouvernementale
(3) le kip est la monnaie nationale lao (1 euro : environ 11 000 kips)
(4) Falang ou étranger en lao
(5) Voir feuille de route 18 : « Laos, bouddhisme et démocratie »