Cambodge : 33 ans après "l'année 0" : le bateau gite toujours
"Cambodge année 0" est le titre du livre écrit par le Père Ponchaud, témoin direct de l'arrivée des Khmers Rouges à Phnom Penh en 1975. Ce livre fait toujours référence, car, au delà de la personnalité de son auteur, il fut un des premiers, sinon le premier à annoncer et dénoncer l'un des plus importants génocides du siècle dernier (1) alors que la communauté internationale jouait les ignorants (2). 33 ans après cette " année 0", le Cambodge a-t-il connu ou connaîtra-t-il le même développement que ses proches voisins. Pour répondre à la question posée, j’ai procédé par comparaison. Comparaison avec le Cambodge que j’avais decouvert il y a 19 ans –en 1989- et comparaison avec les pays asiatiques voisins.
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Quand on arrive à Phnom Penh, l’intensité de la circulation laisse à penser que beaucoup de choses ont changé. Les rues de la capitale sont maintenant encombrées de motos et de véhicules divers essayant de se frayer un chemin souvent de façon anarchique (3). Les 4 à 5 principaux axes routiers du pays ont été asphaltes. Des boutiques de vente de portables téléphoniques poussent comme des champignons au coin de chaque rue.
Mais au delà de cette première impression –d’ailleurs essentiellement limitée à la capitale--, j’ai été frappé par deux faits.
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Tout d’abord, si quelques villes, Phnom Penh, la capitale, ainsi que Sihanoukville et surtout Siemreap (Angkor) sous l’effet du tourisme, ont connu quelques modifications architecturales, la majorité des autres cités semble avoir été plongée dans le chloroforme : mêmes bâtiments, mêmes rues, mêmes boutiques, mêmes vendeurs, mêmes cyclo-pousse. Et dans les campagnes cambodgiennes (4) semble régner l’ordre éternel des champs.
Quelle différence avec les bouillonnements que connaissent les autres villes asiatiques de la région (Viet Nam - Chine - Thailande - Malaisie, voire Indonésie) ou l’architecture a été bouleversé cette dernière décennie et ou surtout les activités se sont multipliées et diversifiées.
Car au Cambodge, hors l’agriculture, n’existent essentiellement que deux activités économiques :
-le textile : autour de la capitale se sont multipliés des parallélépipèdes dans lesquels s'engouffrent chaque jour des dizaines de milliers de jeunes Cambodgiens et surtout Cambodgiennes qui y fabriquent chemises ou tee-shirts pour une cinquantaine de dollars par mois. Aujourd'hui le Cambodge serait le 6ème pays exportateur mondial de textiles (5)
-le tourisme, essentiellement à Siemreap/Angkor et à Sihanoukville (6)
Ces deux activités qui, par ailleurs, font dépendre de facteurs extérieures les deux seuls secteurs moteurs de la machine économique nationale sont insuffisantes pour effacer une impression globale de « sur place ».
Certes, les autorités annoncent des lendemains prometteurs ou enchanteurs : projet de ville nouvelle au nord de Phnom Penh, tours à atteindre le ciel notamment devant la gare de la capitale, zones industrielles gigantesques, rénovation du marché central, etc…
Mais qui seront les bénéficiaires de ces projets dans un pays ou le salaire moyen est de l’ordre d’une cinquantaine de dollars par mois ? par qui ou comment sont-ils financés ? Et d’ailleurs, tous ces projets verront-ils le jour ? Pour l’instant, certains d’entre eux figurent d’abord sur le papier et nombre de zones à construire sont actuellement encore des terrains vagues –d’ou toutefois on a déjà exproprié les paysans--.
Certes, on peut concevoir qu’avec un décalage dans le temps imputable à son histoire propre, le Cambodge connaîtra à son tour, dans un proche avenir, un développement identique à celui de ses voisins asiatiques.
Mais pour cela, encore faut-il avoir la « clef » qui va permettre un réel démarrage. Or, au delà de moyens techniques –économiques, financiers, etc --, le décollage économique repose fondamentalement toujours sur un facteur humain : un consensus social, même si ce consensus n’est pas toujours conforme à nos idéaux démocratiques occidentaux, car il s’appuie sur des facteurs culturels. Le Cambodge est-il en mesure d’avoir un tel consensus ?
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Or, et c’est ma deuxième remarque, j’ai été frappé par les écarts de richesse entre Cambodgiens et surtout par l’accroissement de ces ecarts.
Notamment à Phnom Penh s'étale de façon ostentatoire la richesse, chaque jour plus visible, d’une minorité. Les rues de la capitale sont de plus en plus engorgées par des véhicules de haut de gamme. Par exemple de « Hummers » –qui donnent mauvaise conscience à leurs possesseurs américains pour des motifs notamment écologiques- : ils consomment environ 40 litres/100 km. soit environ un mois de salaire mensuel moyen cambodgien (7) ... quand on a un travail. Ces véhicules circulent au milieu de très nombreux gamins et de gamines –de 5 à 10 ans environ- qui, souvent pieds nus, un sac de jute ou de plastique sur le dos et un crochet à la main, cherchent leur survie quotidienne dans les poubelles, et notamment en recuperant des bouteilles de plastique et des cannettes en aluminium. Notre regard a-t-il à peine quitté ces enfants des rues qu’il croise celui de mendiants, souvent unijambistes ou cul-de-jatte ou exhibant une autre infirmite, quemandant quelques centaines –voire une centaine- de riels –la monnaie locale- (8) pour, eux aussi, assurer leur survie.
La raison de cette situation est simple : dans un pays qui connait certes depuis quelques années un taux de croissance positif –bien que moitié moindre de celui de la Chine et du Viet Nam-, cette croissance est captée par l'évolution démographique (9) et par la classe dirigeante.
Le pays est dirigé par une nomenklatura dépendant de l’étranger économiquement, politiquement et financièrement (10). Son souci est de devenir encore plus riche. Certes, rien de nouveau sous le soleil. Une telle tendance se constate dans tous les pays, sauf qu’ici, c’est possible apparemment sans limitation.
Quelques miettes vont à un petit cercle : agents de l’Administration et de la force publique –via des bakchichs- ; personnel qualifié souvent formé à l’étranger –médecins ou dentistes libéraux, etc…- et surtout ceux qui peuvent s’approcher de l’aide internationale via les ONG –organisations non gouvernementales- (11) ou bénéficier des retombées du tourisme ou de la spéculation foncière (12). En descendant l’échelle sociale, on trouve les petits commercants, puis ceux et celles qui travaillent dans les usines textiles (leur salaire est peu élevé, mais relativement assuré). Les autres -la grande majorité de la population, et d’abord le monde rural et paysan (4)- n’ont qu’à se débrouiller pour survivre au jour le jour.
Cette situation m’a rappelé les Philippines de Marcos (1965 - 1986) –ou autres Républiques bananières- : un pouvoir politique corrompu, une nomemklatura qui s’enrichit chaque jour davantage, des élections truquées et le recours à la violence pour maintenir ce pouvoir.
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Aujourd’hui, le Cambodge donne l’impression d’être un pays ou chacun essaie de s’en sortir seul. Même le concept de la famille, pourtant si important en Asie, semble en ville –sauf chez les sino-cambodgiens- (22), jouer un rôle moindre que dans les autres pays de la région.
Tout semble achetable, et d’abord la police et les autorités publiques et politiques. Seul compte le « roi – dollar » (13).
Certains experts estiment que le peuple va se révolter contre des injustices tres visibles et qu’une nouvelle vague de Khmers Rouges va venir balayer une nomenklatura uniquement avide d’argent. Des analystes parlent de « situation sociale explosive ».
Cela débouchera-t-il sur une nouvelle révolte ?
Je ne le pense pas.
Il faut d’abord souligner que les inégalités sociales sont un temps incontournable des évolutions. Comment pourrait-il en être autrement quand on bouleverse totalement les règles du jeu social et économique ?
N’oublions pas que la littérature sociale décrit notamment l’Europe en phase d’industrialisation et d’urbanisation comme bien peu égalitaire. Mais heureusement, souvent après d’après conflits, divers contrepouvoirs y ont récré un équilibre social.Ces inégalités se constatent évidemment dans les autres pays asiatiques et, pour l’instant, elles n’ont pas bloqué le développement de la Chine et du Viet Nam (14).Pourra-t-il en être de même au Cambodge ? Après la phase des inégalités, des contrepouvoirs en gestation verront-ils le jour ?
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C’est le pari que, relayant le discours « officiel » des organisations internationales, font les ONG (organisations non gouvernementales) très présentes au Cambodge (15). En effet, face aux defaillances du pouvoir politique, elles comblent des vides sociaux essentiellement en trois domaines (santé, et partiellement éducation et agriculture).
Même si leur action peut avoir des effets démobilisateurs pour les autorités politiques (pourquoi faire des efforts si on vous donne des services gratuits) et générer une –trop fréquente- mentalité de quémandeur chez les Cambodgiens (16), il est évident que ces organisations améliorent, là ou elles interviennent, le sort des plus fragiles. A court terme.
Mais qu’en est-il à long terme ? C’est la le vrai problème et la limite de l’action des ONG. Car leurs efforts, souvent de développement local dans les secteurs les plus démunis (santé, agriculture, formation) se heurtent, au bout de quelques années, aux réalités politiques. Tot ou tard, leur travail a besoin d’une légitimation et d’un relais politique national… et la, elles retrouvent le pouvoir politique corrompu, loin de leurs idéaux (17)
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Certains peuvent alors arguer ou espérer que, là encore, ce n'est qu'une étape et que la nature du pouvoir politique évoluera. Or, face à l'actuelle situation politique et sociale bloquée, rien, à mon avis, ne changera à court et moyen terme.
Pourquoi ? Pour changer les choses, il faut la connexion de divers facteurs : une idéologie ou une pensée qui structure un mouvement interne relayé par la communauté internationale. Or, aucun de ces éléments n’existe au Cambodge.
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Reprenons ces trois facteurs.
Quelle pensée pourrait structurer un mouvement de redressement du pays ? Difficile de soutenir que cette idéologie puisse, aujourd’hui, être trouvée sur le plan international (18). Ni celle véhiculée par les organismes internationaux– libéralisme économique et Droits de l’Homme- et encore moins l’altermondialisme ne sont en mesure de fédérer un puissant mouvement au Cambodge. La société essentiellement rurale et paysanne est encore loin des préoccupations qui alimentent les débats dans nos pays (19).
Ou donc trouver cette pensee mobilisatrice ? La seule force qui pourrait bénéficier d’une autorité morale pour redresser le pays pourrait actuellement être le mouvement bouddhiste. Or, comme les autres élites, il a été décimé pendant la période des Khmers Rouges et, à la différence de ce qui se passe au Laos –et au Myanmar- ne structure pas ou plus guère la société cambodgienne.
Il ne faut toutefois pas faire porter à la période des Khmers Rouges le seul poids des réalités d’aujourd’hui.
Le facteur culturel joue aussi un rôle déterminant.
Le peuple Khmer est pétri de contradictions –pour un esprit "rationaliste" occidental-. D'un côté, sa candeur, voire son ingénuité, son permanent sourire face aux malheurs qui le frappent (20), un style de vie à la campagne qui parait emprunt d’une grande simplicité et de quiétude, générant une impression d'équilibre. De l'autre côté, on trouve un respect quasi obséquieux des autorités, attitude issue d’un fatalisme hérité d’un bouddhisme fortement teinte d’hindouisme et une violence à fleur de peau, qui culturellement refoulée, est toujours prête à exploser (21).
Ces traits culturels font l’âme cambodgienne, mais rendent très difficile tout effort d’organisation dans ce pays. Au Cambodge, seuls les Sino-cambodgiens sont en mesure de s’organiser (22). Pour les Khmers – à certes quelques exceptions près- cela semble être, pour bien longtemps encore, une tache impossible à réaliser. Car, en matière culturelle, les choses n’évoluent qu’à la vitesse des générations.
Pour redonner une âme au pays et une fierté aux Cambodgiens(23), il faudrait :
- un pouvoir politique, d’abord dans ses plus hautes sphères, qui bénéficierait auprès de la population d’une incontestée autorité morale
- une remise à l'honneur des valeurs qui ont fondé le Cambodge, ce qui suppose une meilleure protection du monde agricole, garant de la pérennité de ces valeurs, et une dynamisation des activités artisanales à l’instar de ce que veulent faire la Chine et le Viet Nam
- une diversification des activités économiques, notamment pour mieux satisfaire les besoins de la population (24)
Bref, tout le contraire des politiques suivies à ce jour…
Il y a quelques décennies l'adoption du "modèle" thaïlandais - l'économie aux migrants chinois et le politique et l'Administration aux autochtones – aurait été vraisemblablement la solution la mieux adaptée au développement d’un pays comme le Cambodge.
Mais l'histoire en a décidé autrement et aujourd'hui, il parait difficile de transposer ce modèle au Cambodge, car manquent plusieurs facteurs indispensables, et d'abord le fait que la Thaïlande a bénéficié de 60 ans de stabilité politique grâce à l'autorité morale du Roi, ce qui lui a permis, malgré de multiples soubresauts, d'évoluer progressivement (25).
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Faisons maintenant un rêve. Supposons un instant que les Cambodgiens veulent changer les choses dès maintenant et (re)devenir un peuple majeur, par exemple en adoptant certaines des mesures énoncées ci-dessus.
Ils se heurteraient alors à la communauté internationale.
Certes, à priori, le sort du Cambodge ne fait pas partie des préoccupations des autres pays du monde. A son égard, il faudrait plutôt parler d’indifférence.
Sa sollicitude à l'égard du Cambodge s'est limitée à un soutien paradoxal (26) à l'entrée –en 2003- de ce pays a l'OMC (Organisation Mondiale du Commerce). Ce faisant, les membres de l'OMC ont voulu donner un coup de pouce aux exportations textiles cambodgiennes et ont espéré amorcer ainsi le démarrage de la machine économique.
Par contre, la communauté internationale reste bien discrète sur la situation politique du Cambodge, alors que ce pays reste bien éloigné des principes au nom desquels cette même communauté parfois réagit. Car, en réalité, elle ne veut pas ouvrir la "boîte de Pandore", c’est-à-dire modifier le rapport des forces dans la région, rapport qui se caractérise par la « neutralisation » du Cambodge –et du Laos- par les pays voisins (Viet nam, Chine et Thaïlande) pour éviter d’en faire un champ de bataille ouvert entre eux. L’intérêt de ces trois pays est, pour l’instant, le statu-quo politique et accessoirement l'exploitation économique de ces deux Etats-tampons.
Ce rapport ne semble pas devoir changer dans les prochaines années (27). Il convient toutefois de suivre avec attention l’évolution des relations entre la Chine et les Etats-Unis et ses conséquences géostratégiques. Par contre, il semble –malheureusement- peu probable que l’ASEAN (28) puisse jouer un rôle soit suite à une évolution de cette organisation vers une réelle Communauté soit suite à une nouvelle relation entre la Chine et l’ASEAN.
Pour l'instant, le Cambodge est comme un bateau ivre : pas de mât, pas de cap –sauf celui des profits d'une petite minorité-. On a détruit le passé et le Cambodge n'a pas d'idéologie suffisamment solide pour affronter de plein fouet la mondialisation. Résultat : les Cambodgiens sont uniquement au mieux de la main d'œuvre bon marché pour des activités liées à l'exportation et au bénéfice d'une minorité qui contrôle les leviers politiques et économiques.
Les solutions passant par des éléments que les Cambodgiens ne contrôlent pas, à savoir in fine les relations internationales, la tentation pourrait être forte de se réfugier dans la plus mauvaise des solutions, à savoir le fatalisme... Même si la marge est étroite et d’éventuels résultats perceptibles au mieux à long terme, le renforcement d’une politique de formation -qui d’abord ne serait pas qu'un "copie-collé" de nos propres méthodes- de cadres (29) de haut niveau dans l’Administration et dans les secteurs représentatifs de la société civile doit être un objectif prioritaire afin que le Cambodge retrouve, un jour, sa fierté…
Jean-Michel Gallet
(1) au cours de la période des Khmers Rouges (1975 – 1979), le nombre des victimes aurait atteint plusieurs millions de morts –entre 1,5 et 3 suivant les estimations- sur une population évaluée alors à 6 millions d'habitants. A noter que, toutefois, certains historiens recusent l’utilisation du terme « génocide » en ce sens qu’il n’y a pas eu volonté de supprimer un peuple, mais volonté de créer un « homme nouveau » en en supprimant les éléments jugés « corrompus » (citadins, intellectuels, étrangers, etc…)
(2) on oublie souvent que la communauté internationale a mis beaucoup de temps à reconnaître les réalités du génocide et de la nature exacte du pouvoir Khmer Rouge. 10 ans après la mise en place au Cambodge d'un pouvoir installé en 1979 par les Vietnamiens, les Khmers Rouges étaient toujours considérés comme l'interlocuteur officiel des autorités internationales (ce qui sera vraisemblablement rappelle lors du procès des anciens dirigeants du mouvement qui vient de s'ouvrir), notamment parce que, sous la pression des Etats-Unis, la communauté internationale voulait isoler au maximum le Viet Nam.
Conséquence pratique: il était alors quasiment impossible d'obtenir un visa pour venir au Cambodge puisque le gouvernement en place pro-vietnamien n'était pas reconnu par la communaute internationale –dont la France qui ne disposait alors à Phnom Penh que d’un centre culturel, mais pas d’Ambassade-. Ainsi, lors de mes premiers passages au Cambodge (mon premier séjour remonte à fin 1989), il m’avait fallu pour obtenir un visa passer par un "correspondant" au Cambodge –qui en l'espèce fut une ONG française (le GRET) présenté à Phnom Penh depuis 1988 via le Viet Nam-. Ce "correspondant" formulait alors une demande aupres du Ministere des Affaires Etrangeres cambodgien qui, ensuite, envoyait au domicile personnel du demandeur un télégramme –opération qui demandait plusieurs mois et à l’issue toujours incertaine.
Muni de ce télégramme, il fallait alors obtenir un visa d'entrée auprès d’un consulat du gouvernement cambodgien d'alors, c'est-à-dire dans un des deux seuls pays qui le reconnaissaient : Moscou ou Hanoi. En ce qui me concerne, c'est évidemment au Viet Nam que j'obtenais le sésame au terme souvent d'un assez long et chaotique parcours au sein des méandres de "l'administration" consulaire cambodgienne.Il fallait ensuite trouver une place dans un avion (un des Tupolev ou Iliouchine dont même l'URSS disparaissant s'était débarrassée et qui d'ailleurs se seraient par la suite "crashes").
(3) en matière de transport, je croyais avoir déjà tout expérimenté. Eh non....Voici les faits. Début décembre 2007, je devais me rendre de Sihanoukville à Kampot, deux villes du sud du pays, distantes d'environ 120 km. Seul moyen de transport : le taxi, que, pour des raisons d'économie, je choisis "collectif". A la station, j’ai glissé tant bien que mal un sac de voyage dans le coffre, fermé avec des cordes, d’une Toyota de cylindrée moyenne.
Sur le siège arrière, s'entassaient déjà 6 passagers –dont certes, deux jeunes-. Une norme inhabituelle dans nos pays, mais courante ici. On ne peut pas payer 3 dollars le voyage et avoir ses aises –le litre d'essence coûtait- en décembre 2007 -1,15 dollar/litre-.
J’ai été d'ailleurs fort gentiment invité à prendre place sur le siège avant. Je me suis retrouvé donc à la droite du chauffeur… avec évidemment un autre candidat au voyage… mais alors que le véhicule allait démarrer, un autre passager s’est glissé à la gauche du conducteur qui s’est retrouvé alors en position quasi centrale. Pour le volant, pas de problème majeur… il suffit de conduire, les bras décalés vers la gauche… mais pour l'accès aux pédales, c'était plus compliqué, d'autant que le chauffeur était de petite taille... Le passager de gauche était donc prié d'actionner la pédale d'embrayage ... en cas de besoin (peut-être bénéficiait-il d’un rabais pour remplir cette tâche). Pour la pédale de frein, c’était à la grâce de Dieu (si on y croit..). Dois-je préciser que, en outre, la ligne jaune avait une fonction totalement décorative et que le chauffeur semblait d'autant plus disposé à la franchir pour dépasser d’autres véhicules que nous nous trouvions dans un virage, ce qui voulait dire, selon les critères locaux, que la visibilité était « bonne » puisqu'on ne voyait aucun autre véhicule –en sens inverse-. Peut-être que la demi-douzaine de bouddhas qui pendouillaient au bout du retroviseur –devant les yeux du conducteur- nous ont-ils permis d'arriver à bon port.. Cette anecdote permet aussi de comprendre l’approche differente de la mort entre un Cambodgien (et plus généralement un Asiatique) et un occidental.
En matière de transport, la liste de nos étonnements d’occidentaux surprotégés pourrait être bien longue :
- ainsi, à Phnom Penh, après avoir vainement tenté de convaincre mon habituel conducteur de moto de ne pas emprunter systématiquement les rues à contresens, je lui ai demandé de s’arrêter au pied d’un panneau de sens interdit pour tenter de lui expliquer sa signification. Cette leçon a provoqué de sa part un grand etonnement que je crois sincère. Pour lui, il s’agissait vraisemblablement d’une décoration oubliée d’un précédent Noël
- alors que la circulation s’effectue, comme en France, à droite et que, en conséquence, le volant est place à gauche, la police de Battambang –2ème ville du Cambodge- ne dispose que de véhicules avec un volant à droite –ce qui est évidemment pénalement répréhensible-. Phénomène vraisemblablement dû à la proximité et à la « perméabilité » de la frontière thaïlandaise…
- selon une récente information (janvier 2008), les forces de police de Phnom Penh devraient prochainement disposer de carnets de procès-verbaux.. ce qui signifie que, jusqu’à maintenant, toute « infraction » (!!!!) doit faire l’objet d’une « transaction » avec l’agent verbalisateur… ce qui laisse facilement imaginer dans quelle poche atterrit l’argent de l’amende.
(4) la population rurale et agricole representerait 80 % de la population cambodgienne. Selon les agronomes, les terres sont globalement –nonobstant le danger des mines- pauvres –sauf les terres alluviales- et manifestement sous ou mal exploitées. J’ai pu visiter un centre de développement agricole dans les environs de Phnom Penh. La majorité des villages y souffre de sécheresses à répétition depuis 4 ans. Beaucoup de paysans surendettés vendent leurs terres.
(5) trois cents mille de personnes seraient employées dans cette activité qui générerait 300 millions de dollars de chiffre d'affaires. 75 % des exportations cambodgiennes sont composées de textiles. 70% des usines viendraient d’investissements chinois, ceux-ci trouvant ainsi un moyen de contourner les limitations d’exportations de leur propre pays. Toutefois, à partir de 2008, la fin de ces limitations pourrait entrainer un ralentissement des investissements chinois dans ce domaine.
(6) en 2007, le Cambodge aurait reçu 2 millions de touristes. Les autorités tablent sur une croissance de 20 % par an.
(7) un professeur de mathématiques de collège/lycée après 20 à 30 ans d’expérience professionnelle gagnerait à Phnom Penh 40 dollars par mois.
(8) en janvier 2008 : un euro : 5 900 riels
(9) après la phase sanglante des Khmers Rouges, en 1979, le pays comptait environ 4 millions d’habitants. En 2008, il en compterait 16 millions… en grande majorité des jeunes à la recherche aujourd’hui ou demain d’un travail
(10) routes aux Japonais. Usines textiles et complexes touristiques aux Chinois et Coréens. Banques aux pays riches. Trafics aux Thaïlandais (bois, pierres précieuses, etc…) et mafias liées au tout.
Et les bénéfices à une minorité, proche de la famille de l’inamovible Premier Ministre. Ainsi les bénéfices espérés d’hypothétiques recherches pétrolières off shore passeront par une société contrôlée par une proche parente de Hun Sen
(11) en 2006, selon le Pere Ponchaud, sur les 30 000 diplômés du Cambodge, seuls 5 000 ont trouvé un emploi, en règle générale dans des ONG (organisations non gouvernementales). Que faire des autres... une bombe à retardement pour les prochaines décennies
(12) Thalassa, dans son emission en date du 30 novembre 2007, a bien présenté les réalités de Sihanoukville, principale ville du tourisme balneaire : les habitants locaux expulsés par la force de leurs terrains, en dehors du respect de leurs droits fonciers –et sans indemnisation –avec menaces de mort à la clef-, le tout pour enrichir un peu plus, la minorité des promoteurs immobiliers, affairistes divers et politiciens
(13) toute la vie quotidienne au Cambodge fait référence au dollar, preuve de l’absence totale de confiance des habitants dans leur monnaie –le riel-, et de la, dans leurs autorites. Le dollar est devenu l’unité de base de toute transaction commerciale, fut-ce l’achat du bien le plus banal (repas, course en moto ou taxi, etc..).
L’euro se change en référence au dollar : la banque ou le changeur ne vous dit pas : » un euro vaut 5 900 riels » –la monnaie locale-, mais « un euro vaut 1,46 dollar ». Si vous voulez des riels en contrepartie de vos euros, ceux-ci sont donc d’abord convertis en dollars, puis en riels.
(14) selon mon analyse, malgré les inégalités -300 millions de Mingongs (*) en Chine-, le consensus social sur lequel repose l’actuel dynamisme économique chinois permettra le maintien d’un taux de croissance élevé pendant encore 10 a 15 ans. Même chose au Viet Nam pour la même raison.
Au dela de ce delai, si la Chine et le Viet nam ne trouvent pas les contrepouvoirs, conformes à leur culture, permettant un rééquilibrage de leurs sociétés bouleversées par la mondialisation, leur expansion économique sera remise en cause – voir Information Agricole – mai 2007 : « les pays émergents asiatiques : des tigres de papier ? »
(*) les Mingongs –évalues à 300 millions selon diverses sources- sont des Chinois migrants des campagnes vers les villes. Mais sans permis de séjour, ils sont la proie de toutes les pressions d’employeurs peu scrupuleux et un des moteurs du développement économique à cause d’un coût de main d’œuvre très bas
(15) les ONG sont les « missionnaires » de notre époque. Si l’engagement de leurs membres n’est plus perpétuel, par contre, ils en ont repris les faiblesses et les forces. Au titre des premières, il leur est reproché d’avoir parfois tendance à vouloir faire prévaloir leurs propres objectifs avant ceux des autochtones. Surtout, ils sont trop souvent tentés de dupliquer sur place des méthodes qui ont fait preuve d’une forme d’efficacité dans le monde « occidentalise », mais dans un contexte différent. Au titre des secondes, leurs membres possèdent une « foi » » en certaines valeurs, ce qui leur permet de tenir dans la durée, condition de l’efficacité, et surtout de développer le concept de la responsabilité individuelle et collective, et, de la, de faire naître des embryons de contrepouvoirs locaux au bénéfice des plus faibles.
(16) alors qu’un Vietnamien sait aussi tendre la main, mais après avoir analysé la situation et élabore une stratégie. Ainsi, mon partenaire vietnamien m’avait confié qu’un responsable vietnamien rencontrant pour la première fois un étranger, et particulièrement un responsable d’ONG, se pose d’abord toujours la question : « où est-ce que ça lui gratte ? »
(17) j’avais déjà fait cette même analyse lors de mes premiers séjours au Cambodge (1989 – 1993). Persuadé qu’il fallait un « relais » national aux préoccupations révélées par le travail local des ONG, j’avais rencontré divers intervenants politiques cambodgiens avec l’espoir que certains reprendraient cette analyse : - des Ministres à Phnom Penh. J’avais alors pris conscience de leur incompétence- des « frères » ou « demi-frères » du Roi Sihanouk à Bangkok. J’avais surtout noté que leurs préoccupations se limitaient à des questions de présence protocolaire- Son San, le leader de la « droite » cambodgienne, à Paris. Déjà âgé, ses neurones ne lui permettaient plus d’imaginer des solutions pour un monde qui avait bien changé depuis 1970- Sam Raimsy, alors inconnu et aujourd’hui leader du principal parti « d’opposition » cambodgien. Il était venu plusieurs fois déjeuner à la cantine de la FNSEA. C’était (c’est toujours ?) le seul homme politique rencontré qui avait une réelle ligne de conduite, même si très marquée par un « occidentalisme » décale par rapport aux réalités du pays. Les assassinats répétés de membres de son mouvement perpétrés par le parti au pouvoir semblent toutefois démontrer qu'il possède une part des solutions de demain.
Nonobstant le faible résultat de ces contacts, j’avais alors, au début des années 1990, remis au PNUD/UNDP (Programme des Nations Unies pour le Développement) au nom de l’AFDI (Agriculteurs Français et Développement International), un rapport reprenant cette analyse. J’y avais alors souligné que tout réel programme de développement devait s’appuyer sur des forces internes ayant une réelle autorité morale et qu’il fallait accompagner tout travail de terrain de politiques à long terme au niveau national.
...Au mieux, ce rapport doit continuer à sommeiller dans les cartons du PNUD.C’est là une différence importante avec un pays comme le Viet Nam. Dans ce dernier pays, une minorité « éclairée » discute avec les décideurs politiques des orientations nationales à prendre. Il s’agit souvent d’Universitaires ou de chercheurs. Ainsi, en agriculture, sont discutés des thèmes tels les OGM (organismes génétiquement modifiés), les filières, les relations avec les grandes surfaces, l’environnement, le devenir du monde rural, etc.
Même si les décisions doivent in fine être prises « dans le cadre des orientations du Parti » et même si l’avis d’un intellectuel peut être moins « lourd » que celui, dans nos pays occidentaux, d’une association ou d’un syndicat pouvant justifier d’une représentativité liée au terrain, tous les sujets sont discutés sans tabou, mais dans la discrétion, et les décisions –ou non décisions- ne peuvent pas ignorer tous les avis. Il en est de même en Chine...
Rien de tout cela au Cambodge.
(18) ainsi, le marxisme avait structuré idéologiquement les Khmers rouges et leur alliée, la Chine alors en pleine Révolution culturelle (1966 – 1976). Une amie sino-cambodgienne, élevée d'une école chinoise à Phnom Penh vers 1968/1969, m'a conté l'arrivée massive, à cette époque, d'enseignants et de cadres de la Chine populaire dans les structures chinoises installées au Cambodge, et notamment dans les Ecoles "chinoises" (chaque "groupe" –Canton, Hainan, Shangai, etc...- chinois avait son Ecole et ses temples). On incitait alors les élèves à dénoncer leurs parents "révisionnistes" et à partir faire un "stage Révolution Culturelle"- en République populaire chinoise. Ayant su mobiliser de jeunes paysans Khmers souvent ignorants et naïfs, cela a donné le phénomène Khmers rouges et ses millions de morts
(19) une Française, hôtelière depuis 5 ans à Sihanoukville, empreinte de valeurs républicaines, m’a conté avoir voulu que ses 8 employés s'inscrivent sur les listes électorales. Malgré ses conseils "appuyés" (jour de congé, prime), deux seuls se sont inscrits... mais ne sont pas allés voter.
(20) il suffit d’envoyer un discret sourire à un Cambodgien pour qu’il vous renvoie un sourire d’une luminosité irrésistible. Imaginez un instant, à Paris, que vous vous mettiez à sourire à toutes les personnes inconnues rencontrées, dans le métro ou au coin de la rue, et que celles-ci vous rendent votre sourire au centuple... Le gris du ciel ne paraitrait-il pas alors teinté de bleu ?
(21) il est une plaisanterie souvent entendue : "comment faire pour revenir du Viet Nam avec 1 million de dollars ? : il suffit d'y partir avec deux millions de dollars ".Au Cambodge, la variante de cette histoire est la suivante : "si tu dis à un Cambodgien que tu as 10 000 dollars en poche, tu es un homme mort"
(22) un(e) sino-cambodgien(ne) est un Cambodgien(ne) d’origine chinoise. Une étude, réalisée concomitamment en France et aux Etats-Unis, a démontré que, parmi les Cambodgiens qui avaient pu échapper aux Khmers Rouges, les sino-cambodgiens avaient, dans des pays d’émigration différents, globalement réussi –matériellement- alors que les Cambodgiens de souche –les Khmers- avaient rencontré en général des difficultés d’adaptation
(23) car il existe une Nation khmère avec ses caractéristiques propres. Même si elle partage la même religion que la Thaïlande et le Laos, la nation khmère est bien plus marquée que ces deux pays par l’indianisme. Ici, on se se sent culturellement plus proche de Bali que du Viet Nam.
(24) l’argent disponible au Cambodge –que ce soit celui des millionnaires ou celui de l’ouvrière d’usine textile- une fois les besoins vitaux couverts –et encore...- est utilisé pour des achats, tels des portables, des motos, des voitures, de l’équipement électroménager, des produits agro-alimentaires de type alcools ou coca-cola.. Bref, pour des produits importés.
Comment sortir de ce cercle infernal : produire quelques biens en sous-traitance pour répondre à une demande étrangère et acheter des biens de consommation jugés indispensables produits à l’étranger ?
Cela passe évidemment par des mesures de développement économique afin de produire sur place au moins une partie des biens de consommation, mais ce développement doit reposer sur des facteurs culturels et non sur la seule transposition de méthodes de développement venues de l’occident
(25) malgré des pouvoirs constitutionnels limités, le Roi actuel de Thaïlande, en 60 ans de règne, a dû et su gérer, grâce à une incontestée autorité morale, 18 coups d’Etat militaires, le dernier à l’automne 2006
(26) le Cambodge est un des pays les plus pauvres du monde alors que le Viet Nam vient juste d'accéder à l’OMC et que la Russie frappe toujours à sa porte
(27) pour poursuivre la comparaison avec les Philippines, il convient de rappeler que si, dans ce pays, Marcos a dû se refugier à l’étranger après avoir « gagné » les élections en 1986, c’est parce qu’il y a eu d’abord la pression de la rue –animée par Cory Aquino- reprise par les Etats-Unis. Mais, Marcos a dû quitter le pouvoir le jour ou l’espiscopat catholique l’a officiellement abandonné.
(28) ASEAN : Association des Pays de l'Asie du Sud-Est
(29) le niveau de formation des jeunes Cambodgiens est dramatiquement bas. L'engouement pour l'apprentissage de l'anglais, considéré –très souvent et de façon naïve- comme la clef de la réussite professionnelle future, est d'abord l'illustration de futures illusions, surtout quand le "professeur" bredouille avec peine quelques mots de la langue de Shakespeare.
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