jeudi 28 février 2008

Le 26/02/2008: Feuille de route 17 de Jean-Michel

Feuille de route 17 : retrouvailles cambodgiennes


A la fin de l’année dernière (1), je m’envolais pour l’Asie. Première étape, le Cambodge, pays que j’avais découvert, parcouru et aimé entre 1989 et 1993.

Or, les premières semaines, à la différence d’autres pays de la région qui, au fil des années, me sont devenus et restés familiers, je m’y sentais un peu comme un étranger. Cela signifie qu’au Viet Nam ou au Laos, notamment, je sais ou loger ou manger ou faire réparer une paire de chaussures ou une moto. J’y redécouvre à chaque voyage, avec toujours autant de plaisir, les lieux où je me livre à ma passion photographique. Et surtout, j’y ai tissé un réseau de connaissances et de relations. En d’autres termes, je m’y sens en phase avec l’âme de ces pays et de ses habitants sans que cela veuille dire que je suis devenu un Vietnamien ou un Laotien (2).

Or, au Cambodge, 15 ans plus tard, tous mes repères avaient disparu. En novembre 2007, j’avais l’impression d’être un touriste parmi les deux millions d’autres qui, cette année-là, ont foulé le sol cambodgien.

Progressivement, toutefois, ce sentiment s’est dissipé. Jour après jour, j’ai eu l’impression de retrouver, de comprendre et de partager un peu de l’âme cambodgienne.

La relative longueur de mon séjour (deux mois- temps qui toutefois, in fine, paraît toujours trop court) y fut pour beaucoup.

Cette durée m’a en effet permis de renouer des contacts et de multiplier des rencontres avec des Cambodgiens. Ce n’est pas trop difficile car les Khmers sont des gens ouverts à l’égard de l’étranger, même s’ils ont parfois un peu trop tendance à considérer chaque « barang » (3) comme une bouée de sauvetage. Dans ces contacts, subsiste toutefois souvent l’obstacle de la langue. Le recours à l’anglais se révèle alors certes utile, mais limite les relations à ceux qui maitrisent un peu cette langue.

Les rencontres avec des ONG (organisations non gouvernementales), très nombreuses au Cambodge, permettent également de mieux approcher certaines réalités.
De tels contacts doivent toutefois être préparés. Ainsi, à Paris, j’avais eu la chance de rencontrer un collègue de travail, Timothe Masson, qui, il y a quelques années, passa auprès d’une délégation de Caritas (4) deux ans comme volontaire à Siemreap, ville située au nord du pays et surtout connue comme porte d’entrée du célèbre site d’Angkor.
De nos discussions germa alors dans mon esprit l’idée, lorsque le temps de la retraite serait venu, de retourner au Cambodge, d`abord pour voir comment le pays avait évolué (5) et, ensuite, sur une suggestion de Timothe (6), de réaliser quelques photos des activités du centre Caritas de Siemreap (7).

Préalablement à mon depart, j’avais donc établi un contact avec la responsable du Centre, Bernadette, ressortisante belge, qui, depuis bientôt une quinzaine d’années, se consacre avec une totale abnégation à ce pays et à ses plus malheureux.
Sur place, il ne fut pas toujours simple de la contacter, car l`intéressée était toujours par monts et par vaux pour tenter de soulager quelques misères. Mais, entre deux rapports, deux missions, deux rendez-vous, deux urgences, j`ai pu rencontrer Bernadette...

Un jour pendant lequel j’accompagnerai des équipes de Caritas sur le terrain fut alors arrêté. Deux activités avaient été retenues : visite-bilan de personnes séropositives dans un village situé au sud de Siemreap sur les rives du lac Tonlé Sap, puis accompagnement d’une équipe d’infirmier(e)s chargée de prodiguer des soins à des enfants en bas-âge dans un autre village situé, lui, à une soixantaine de kilomètres au nord de Siemreap.

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La première de ces rencontres eut lieu dans un cadre plus enclin à inspirer des artistes qu’à être un lieu d’intervention médicale.
Imaginez un village de pêcheurs sur les bords du Tonlé Sap, lac qui semble s’étendre à l’infini (8). Partout, des filets qui sèchent au soleil. Des nasses de format très varié -chacun correspondant à des prises de divers produits aquatiques : des anguilles aux gros poissons- s’entassent devant chaque maison sur pilotis (9). Paysage fantastique -surtout au lever ou au coucher du soleil- avec ses barques et ses pêcheurs en arrière-plan. Une féerie de couleurs -surtout de l’ocre et du jaune en cette saison sèche, mais aussi du bleu, du beige, du vert- estompée par la fumee qui se dégage de feux qui, places à même le sol, fument les produits de la pêche étalés sur des claies de bambou -ce qui rend irréel le spectacle-. Ajoutez quelques odeurs et les rires et les saluts de bienvenue de dizaines d’enfants qui accompagnent le passage du visiteur..

A la mi-village, nous nous arrêtons devant un de ces petits étals qui, le long de la piste, sont constitués de quelques planches et protégées -soit de la pluie soit du soleil- par une bâche. Ils servent à vendre les quelques produits de consommation courante (sel, allumettes, etc..). Sous d’autres, on peut prendre une soupe.
Celui-ci est tenu par une Cambodgienne séropositive. L’investissement que représente son « magasin » -quelques dizaines de dollars- a été financé grâce au système de prêts mis en place par Caritas (10).
Notre arrivée déclenche immédiatement une effusion de joie de la part de la propriétaire des lieux. En retrait, les autres participantes à la reunion, un grand et permanent sourire illuminant leurs visages, nous attendaient à l’abri du soleil, entre les pilotis de la maison qui devait tenir lieu de reunion. Nous y avons alors accédé en escaladant une échelle de bambous à l’équilibre incertain. La douzaine des participantes s’est alors assise en cercle, les jambes repliées vers l’intérieur (11).

Hors ma personne, un seul homme à cette rencontre. La raison en est simple. La séropositivité masculine, en general, ne se révèle qu’en phase terminale de la maladie, préludé à une fin proche. Et quasi inévitablement, il apparaît alors que l’épouse, voire les enfants, ont été contaminés. Celle-ci, devenue veuve, en charge d’enfants, reste alors sans ressources (12) et séropositive.

Le sentiment de malaise que tout « bien portant » ressent face au malade, surtout quand aucune thérapie de guérison effective n’existe, est décuplé lorsqu’on se trouve en face de femmes et surtout d’enfants « innocents ». Quel peut être leur avenir ? Que peut-il se passer dans leur tête ? comment sont-ils acceptés ou rejetés par les autres ?

Mais alors que ces réflexions -interrogatives et pessimistes- d’occidental rationaliste et individualiste, occupaient mes pensées, les malades, eux, paradoxalement, témoignaient d’une grande sérénité.

Sérénité qui se dégageait des propos tenus par ces femmes et de l’évocation de leurs projets. Jamais de plainte. Des rires permanents. Et même des propos parfois salaces sur la maladie et ses conséquences..
Quant aux enfants, ils continuaient leurs jeux comme si de rien n’était.
Pour tous, c’était comme si la maladie n’existait pas.
Comment expliquer cette sérénité apparente ?
Une culture différente de la nôtre (13) explique cette autre approche de la vie et de ses vicissitudes. Ici, la perspective de la mort est vécue comme un évènement « normal ». Seul compte le karma (ou « ame ») que chaque individu transmettra à un autre être en fonction des bienfaits ou mefaits accomplis par son enveloppe charnelle transitoire.

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Ce même sentiment a été conforté lorsque, ensuite, j’ai accompagné une équipe d’infirmier(e)s dans un autre village pour une consultation de nouveaux-nés (enfants de moins d’un an).
Après avoir parcouru une soixantaine de kilomètres en direction du nord, la voiture a quitté la route principale pour s’engager dans un petit chemin poussiéreux à souhait (en saison sèche… et boueux à souhait en saison des pluies).
Nous sommes alors arrivés à « la maison de soins ».
Imaginez une plate-forme sur pilotis et abritée des intempéries par un toit.
Là, nous attendaient quelques dizaines de mères, toutes accompagnées de jeunes enfants. D’où venaient-elles ? Mystère, car, cette plate-forme semblait isolée au sein d’une campagne faite d’arbustes et de buissons squelettiques essayant de survivre sur une terre desséchée et craquelée. Et surtout, de quoi pouvaient vivre les habitants de ces lieux ? Vraisemblablement de l’agriculture.. mais que faire pousser dans ces lieux transpirant sous un chaud soleil (près de 35 degrés -à l’ombre- en ce jour de janvier) ?

Après avoir vérifié que chaque participante était bien munie de son « carnet de santé », l’équipe d’infirmiers se mit alors au travail : vaccination des mères contre le tétanos, vaccinations des bambins contre diverses maladies et pesée à l’aide d’une balance romaine, le bébé étant glisse dans un « krama » (14) suspendu au bout d’un des deux bras du fléau. ..
Vaccinations et pesée terminées et enregistrées, les infirmiers commencerent alors, quelques planches de dessin à l’appui, un « cours » sur les soins à apporter aux bébés, le tout au milieu de vagissements d’estomacs de plus en plus affamés -que les seins des mères peinaient à satisfaire-. Les « carnets de santé», eux, avaient tendance à s’égarer, à se mélanger, voire à passer par-dessus la rambarde…Heureusement, rapidement intervint l’heure de la fin du « cours »..
Alors que l’équipe repliait ses dessins, rangeait ses seringues et s’apprêtait à partir, arrive une vieille dame. Nous dirions chez nous une « grand-mère ». Quel âge pouvait-elle avoir ? Soixante ans, soixante-dix ans ? Plus ?
Elle était courbée par les ans et aussi par le poids d’une petite fille -âgée de 6 à 8 ans- qu’elle portait sur son dos.. Manifestement, l’enfant était fébrile et ne pouvait marcher.. La grand-mère commença à expliquer qu’elle venait d’un lointain village situé à quelques heures de marche, que sa petite-fille était malade et qu’elle espérait que l’équipe pourrait lui donner un médicament-miracle.
Les infirmiers lui repondirent que, malheureusement, ils ne disposaient pas de la thérapie adéquate et qu’il fallait se rendre à l’hôpital de la capitale de la province pour un examen (15).
La grand-mère joignit alors ses mains devant sa poitrine (16), puis les éleva au dessus de sa tête. Elle s’agenouilla et, le front contre le sol, remercia vivement les intervenants. Puis, elle reprit sa petite-fille maladive sur son dos et repartit à pied, vraisemblablement vers son village, à quelques heures de marche de là..






Jean-Michel GALLET




(1) je voulais assister à la Fête des eaux, peut-être la manifestation la plus importante de l’année khmère. Elle se tient habituellement en novembre et célèbre la victoire d’un Roi Khmer -en 1177- sur une ethnie rivale et voisine -les Chams- qui avaient occupé Angkor. Elle marque aussi le début de l’inversion du cours du Tonlé Sap -voir ci-après-.
Lors de cette Fête, pendant plusieurs jours, des centaines de milliers de Cambodgiens affluent à Phnom Penh (ainsi qu’à Siemreap) qui est alors transformé en un immense lieu de réjouissances permanentes. L’après-midi, la foule s’amasse sur les rives du Tonlé Sap pour assister pendant trois jours à des courses de bateaux, soutenir l’équipe de leur région et aussi faire des paris sur les chances de chaque équipage

(2) autre variante -vietnamienne- de cette présentation : « vivre avec les Vietnamiens. Pourquoi pas ?... Vivre comme un Vietnamien, c’est une autre histoire… »

(3) ou « étranger »

(4) voir site : http://www.secours-catholique.asso.fr/

(5) voir : feuille de route 16 : « Cambodge : 33 ans après l’année zéro : le bateau gite toujours »

(6) pour ceux et celles qui seraient intéressé(e)s par les activités de Timothe Masson au Cambodge, vous pouvez prendre connaissance de ses 24 « lettres ». Pour ce faire, prendre contact directement avec lui au mail suivant : timothemasson@yahoo.com

(7) Timothe m’avait, il y a quelques années, signalé que la responsable du centre Caritas de Siemreap, Bernadette, souhaitait « disposer de photos ». Contactée alors par courriel, Bernadette me confirma la demande.
Sur place, toutefois, il apparu que Bernadette était d’abord et logiquement intéressée par des photos pouvant illustrer des activités du centre. Même si j’ai pu prendre quelques clichés des actions menées dans deux programmes, cela ne peut constituer en aucun cas un reportage. Certaines photos sont impossibles à prendre sans une longue et attentive préparation (par exemple, les activités du centre dans les prisons ou de malades du SIDA). Et surtout ce type de reportage ne correspond pas à mes objectifs photographiques habituels plus tournées vers l`esthétisme (c’est un objectif – pas forcément un résultat !!!).
Par contre, j`ai orienté Bernadette vers la recherche de la personne-contact -du service de communication ?- de Caritas qui, pour la promotion de produits dérivés (calendriers, cartes postales, etc..), pourrait être intéressée par la mise à disposition de photos.
De même, Bernadette, de formation médicale, recherche des agronomes -bénévoles- qui pourraient encadrer des activités de production agricole à Siemreap, notamment la création de « jardins » par des séropositifs qui trouveraient ainsi un minimum de ressources

(8) le Tonlé Sap, situé au nord-ouest du Cambodge, est le plus vaste lac de l’Asie du sud-est. Ses eaux se déversent par le fleuve du même nom dans le Mekong à hauteur de Phnom Penh à environ 150 km. plus au sud. A la saison des pluies -de la mi-mai à novembre-, sa profondeur maximale passe de 2,20 m à plus de 10 mètres et sa superficie de 2 500 km2 à 13 000 km2.
Il est aussi connu à cause du phénomène de « l’inversion des eaux ». En saison des pluies, les eaux du lac, gonflé par les précipitations, s’écoulent logiquement vers le Mékong via le fleuve. A l’inverse, lors de la saison sèche, c’est une partie des eaux du Mekong, « attirée » par la « dépression » du lac, qui remonte vers le lac via le fleuve

(9) les maisons sont construites sur pilotis à au moins 5 mètres du sol. A la saison sèche (de novembre à mars/avril) on circule sur une piste chaotique entre les maisons. A la saison des pluies, c’est en bateau qu’on circule entre les maisons, le niveau des eaux ayant atteint celui des habitations

(10) ces prêts, dans le cas d’espèce réservés aux malades, sont de l’ordre de quelques dizaines de dollars, somme minime, mais essentielle quand on ne sait pas si le lendemain on pourra avoir un bol de riz pour manger. Selon Bernadette, ils seraient autofinances à 50 % par les intéressé(e)s et à 50 % par les ONG. Les remboursements atteindraient quasiment 100 %.

(11) dans la culture bouddhiste, les pieds sont considérés comme la partie la moins noble de l’individu. Il est particulierement inconvenant de les diriger vers un tiers et iconoclaste vers une représentation de Bouddha

(12) et dépendants de l’aide internationale pour payer les nécessaires traitements anti-viraux quotidiens. Or, cette aide pourrait, selon Bernadette, être supprimée puisque destinée en priorité aux pays -surtout africains- qui ont le plus fort taux de malades alors que les efforts de prévention au Cambodge semblent avoir permis d’y contenir la maladie

(13) la culture est évidemment le produit d’une multitude de facteurs (climat, écosystèmes, géographie, histoire, économie, organisation sociale, croyances, etc..) qui la sous-tendent et l’expliquent et, inversement, sont influencés par elle

(14) le krama est une bande de tissu à carreaux faite souvent en coton. Utilisé surtout à la campagne, il est à multi-usage : couvre-chef pour se protéger du soleil, ceinture, porte-bébé, etc. Il est considéré comme un des symboles du Cambodge rural

(15) à une quinzaine de kilomètres du « centre de soins » n’existe qu’une « salle d’accouchement ». L’hôpital se trouve au chef lieu de la province, à une trentaine de kilomètres

(16) méthode traditionnelle du salut. Plus les mains sont hautes et l’inclinaison profonde, plus le respect est marque






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